EQUARRISSAGE : à la frontière du monde sauvage

Michel enlève ses gants rouges et les jette derrière son siège. Il inscrit dans les cases les numéros des trois brebis qu’il vient de porter avec l’aide du berger. Leur peau est bleue. Elles sont là depuis trois jours. Sur l’une d’elles, le loup a avancé le travail des vautours. Pendant qu’entre les quatre planches de la remorque les vers prennent leur part, nous repartons. Je regarde en arrière : quelques pattes dépassent et derrière le nuage de mouches, l’oeil humide du berger. Je tourne le dos à l’étrange cargaison qui nous poursuit. Mon regard est attiré par le rouge au sol, celui des lanières des nu-pieds de Magda qui est assise à ma gauche, laissant sa peau nue proche de frôler les gants rouges que Michel enfile systématiquement pour transporter les bêtes.

C’est notre deuxième ferme et déjà 4 brebis mortes entassées. Le loup est là. Un retour naturel dans nos contrées, depuis les montagnes italiennes. Il nous faut apprivoiser un pastoralisme côtoyant le sauvage. Michel parle de sa posture diplomate. La présence du loup réveille la complexité des frontières entre le domestique et le sauvage. « Pour ce berger, ses brebis c’est presque comme ses enfants. Moi, le loup ne m’a rien fait mais je comprends sa posture. J’ai eu la chance d’en voir un, je vous le souhaite, c’est magique. C’était sur les hauts plateaux en fin de journée. Il était seul. Cela devait être un loup ératique, ces jeunes loups en recherche de territoire pour créer une nouvelle meute. »

Die, Solaure, Recoubeau, Luc, Die, la voiture sillonne à vive allure sur la longue route qui relie Die à Luc en Diois dans un sens puis dans l’autre. Les paysages défilent et leur beauté me fait oublier un instant la raison de notre traversée. Mais il suffit que nous ralentissions pour que les effluves de chair en décomposition reviennent chatouiller nos narines, invite quelques hauts le coeur et l’huile essentielle de menthe poivrée. Derrière nous les cyclistes s’éloignent, les passants du marché de Luc suivent la trace de notre passage.

Après quelques fermes, nous nous habituons à chercher du regard où les fermiers ont pu cacher la bête, sous quelle grange, dans quel coin d’ombre, couchée dans l’herbe, sous une caisse frigorifique ou autre cloche en plastique. Il n’y a que pour nous que c’est un jour d’exception, Michel a rendez-vous trois jours par semaine depuis trois ans.

A Saint Julien en Quint, le premier agneau de la journée. Les mouches lui dessinent un fard  à paupières et un rouge à lèvres noirs. Le cercle des montagnes est grandiose. Il est déjà midi, la chaleur rend la chair prégnante, piquante. Le téléphone sonne, c’est une ferme de Luc en Diois, deux brebis. « Je suis en fin de tournée, mais avec cette chaleur, je ne vais pas attendre lundi, je vais passer. ». Nous voilà repartis. Sous le frigo, deux brebis dont une énorme, le ventre gonflé de luzerne. Elle est trop lourde pour un seul homme. Il la hisse, elle glisse de ses mains. Il installe une planche pour la faire glisser. La remorque est pleine. Aucun recul possible. « Je ne peux pas monter dessus, je risquerais de passer à l’intérieur. »

Retraverser ces chaînes de montagnes familières, chasser les images, se glisser dans les hauteurs, ne pas porter les brebis sur mon dos, écouter les parcelles de silence qui se densifient entre nos quatre corps au fil des vécus de la matinée, plonger à l’écoute des récits de Michel le bûcheron-élagueur, humer avec délices ses évocations de la forêt : « Si je pouvais, je retournerais à la cime des arbres. Je préfère l’odeur de la résine que celle de la viande morte. Selon les essences que tu coupes, ce n’est pas la même odeur. Tu te balades en forêt, tu écoutes. Les arbres cela se ressent, ça s’apprend pas. Avant de couper l’arbre, je lui parlais de sa prochaine vie. »

Le chemin qui mène au charnier de Chamaloc est raide et entouré de genêts. Je me délecte de leur parfum jaune sucré. Nous épions les vautours qui tournent dans les airs. Ils sont au rendez-vous. Ils dansent. A Chamaloc, 131 habitants et 300 vautours. Michel ouvre les portes et nous entrons dans l’arène. Au centre, un cercle. Me reviennent les images des tours de silence en Iran où l’on pratiquait les funérailles célestes comme encore aujourd’hui dans les montagnes tibétaines. Au lieu d’enterrer ou d’incinérer le corps de leurs proches, ils l’offrent aux vautours. Le procédé est très précis et progressif. On retrouve ce même rituel dans de nombreux pays, Irak, Iran, Tibet, chez les berbères et plus proche de nous les peuples celtiques. Dans toutes ces cultures, offrir le corps aux vautours, c’est permettre à l’âme de rejoindre sereinement les contrées invisibles. Ces pratiques ont disparu avec la valeur donnée à la sépulture à l’époque greco-romaine. Michel nous confie, qu’un jour, un homme lui a dit qu’il souhaiterait écrire dans son testament : qu’on mette mon corps sur le charnier de Chamaloc. « Moi ça me dérangerait pas, je préfère les vautours aux vers de terre ! Et comme ça, je n’encombrerais pas les cimetières. ».

Au centre du cercle, les brebis dessinent les rayons du cadran solaire, des plumes de vautour laissent deviner leur envergure de 2,80m. Pendant que Magda prend la photo, Michel nous raconte comment les petits musclent leurs ailes avant de s’envoler, jusqu’à ce qu’ils découvrent le miracle du vol grâce aux courants d’air chaud qui viennent les soulever. « Ils sont en train de vous haïr. Ils attendent notre départ pour faire la curée. Si on reste trop longtemps, ils vont jeter l’éponge et reviendront plus tard, en notre absence. »

Tout le temps du pic nic, on espère les voir descendre vers le charnier. Ils volent au loin mais ne s’approchent pas. Leur vol m’invite dans les hauteurs et me fait sentir l’épaisseur du silence. Sur la route du départ, nous les voyons, dizaine de petites tâches sombres qui ponctuent la forêt. « Les gens ne les aiment pas, l’image d’oiseaux de mauvaise augure leur colle aux plumes, comme pour les chouettes. Il a fallu les réintroduire, à force de les tuer, l’espèce était en voie de disparition. C’est vrai que ce n’est pas les plus glamours des rapaces. Parfois on m’appelle – J’ai un vautour dans ma cour, qu’est-ce que je fais ? – Je viens, je le prend dans mes bras et je le ramène ici. Les vautours ne sont pas équipés pour tuer et ne peuvent rien emporter dans leurs serres. Ils mangent et régurgitent pour leurs petits. »

La tournée de l’après-midi est plus rapide. Passer le col du Rousset, monter sur le plateau,  Saint Agnan, Saint Julien, Saint Martin, Vassieux. Juste quelques chevreaux récoltés de ferme en ferme. « Cela leur fera un petit dessert ! »

Quelques névé sur le grand Veymont, les chevaux barraquand au milieu des champs, l’espace entre les maisons en bois, le chant du vent, les forêts de hêtres. Nous nous sommes tus. Le silence a pris toute sa place entre nos pensées. Que restera-t-il au centre du charnier ?

Juste avant de redescendre dans la vallée, l’horizon ouvert depuis ce balcon du monde, les montagnes bleues, et ce creux généreux où nous avions vogué sur une mer de brume écossaise en décembre dernier, le jour de notre première rencontre avec Michel au Muséum de la Préhistoire.

A notre retour, au centre du cercle, il ne restait que quelques organes et des os – qui seront emmenés à la cimenterie pour être broyés en poudre d’os, des plumes et un vent âcre, étouffant, écoeurant.

Nous voilà revenues en gare de Die, pleines de l’intensité de cette journée : 274Km, des dizaines de virages et hauts le coeur, la naissance et la mort à la table de nos conversations, le cycle du vivant à portée de regard.

Définition du Petit Robert
Equarrir, du latin populaire exquadrare « rendre carré ». Couper en quartier un animal mort. Equarrissage des animaux : abattage, dépeçage d’animaux impropres à la consommation alimentaire, en vue d’en retirer tout ce qui peut être utilisé dans diverses industries (peau, os, corne, graisse).