Jeudi 20 mai 2021
Les mains posées sur les flancs de Julos, je repense à ce que Charlotte nous partageait il y a plusieurs mois. Dans sa voiture nous ramenant du plateau de Léoncel vers la vallée, le regard portant loin, caressant les montagnes bleues, on avait enregistré ses réflexions sur notre rapport au Temps, l’accélération du monde, son travail quotidien à ralentir, ce souhait de laisser la place à cet autre temps qui ne rentre pas dans le cadre de la montre : le Kairos.
Ce matin nous sommes attendues à 11h pour un rendez-vous officiel : le vernissage de l’exposition Traverse au Mémorial de la Résistance. Réveillées aux aurores après une courte nuit sur les tables et les bancs de la salle Hors-sac de Chaud Clapier, nous plions, rangeons, rassemblons, organisons, balayons. Tout est presque prêt. Et puis il y a cette phrase qui vient arrêter le temps : Julos est couché, il n’arrive pas à se relever.
Dans le champ, le vieil âne est à terre. Sa lourde masse est à bout de souffle. Autour de lui, nous sommes plusieurs femmes. Les mains posées sur sa peau pour masser, réchauffer, soigner. Chacune est là, dans l’intensité de la présence, l’entourant de ses savoirs faire ou simplement de la puissance de son coeur aimant. Tout son corps tremble. Tremblement de ses muscles tendus à l’extrême après l’intensité des marches, tremblement de son corps envahi par le froid de la nuit sous la neige, tremblement de vieillesse. Sous ma paume, je sens la vie qui circule à nouveau, qui coule comme une source chaude. Julos plonge son regard dans le nôtre, puisant la force de se mettre debout. La brume matinale se lève peu à peu, quelques ronds de lumière éclairent la cime de cet arbre, les robes des juments, cette parcelle du champ où nous avions pensé dormir sous la tente. Ses pattes fouettent l’air avec la même maladresse que l’Albatros du poème de Baudelaire. Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. Dans nos regards et dans nos mains il prend appui, encore, dans un coeur à corps, jusqu’à se tenir debout. Il est là maintenant, devant nous, essayant quelques pas, on dirait un nouveau né. Chez ânes comme chez les humains, cette intime connivence entre les gestes du début et de la fin de la vie.
Dans le champ de Chaud Clapier, nous chantons l’hymne de la Transhumance, comme à chaque départ. Au loin, je vois Julos avançant droit devant lui, bien décidé à suivre la caravane. Nous nous mettons en route. Le Mémorial n’est pas loin. Sur le chemin, une forêt envahie par le bruit des tronçonneuses, un champ de barbapapa pour les ânes et chevaux, le Grand Veymont qui s’est habillé de neige. Julos marche sans longe, à son rythme. Je cale le rythme de mes pas sur celui de ses sabots. On a libéré son dos de toute charge. Je marche à côté de Julos, coeur à coeur. Les battements bercent la marche. Moi aussi je me sens légère.
Nous descendons jusqu’au champ devant le Mémorial où ânes et chevaux vont pouvoir se réchauffer d’herbe tendre. Nous entrons dans cet étrange radeau fondu dans la roche. Dans la petite salle sans fenêtre, nous écrivons la poésie de nos merci, nous nous partageons les images de nos traverses, nous convoquons nos mémoires sensibles. Sur la terrasse du belvédère, le soleil darde ses rayons. Les corps se rassemblent. Nous les traversons pour dessiner la carte sensible de nos aventures. Les enfants de Vassieux sont là. Ils semblent un peu perdus. Comme leur vulnérabilité est belle en ces lieux. Marie-Odile raconte ses joies partagées avec nous hier sur le chemin entre Vassieux et Font d’Urle. Jacques nous offre la délicatesse de sa plume poétique pour arroser les graines que nous avons semé dans les territoires du parc depuis un an et demi.
Les moments se succèdent sur une ligne d’horizon. Il n’y en a pas un plus saillant que l’autre. Chaque instant porte sa part de merveille.
Plus tard dans l’après-midi, nous sommes face à un cabanon de pierre, juste au-dessous du Mémorial de la Résistance. Julien nous montre la photo du groupe de résistants du camp C6. Les originaux comme cet homme à la bique, le mélange des intentions qui portent à résister, la présence de l’homosexualité au sein de ces groupes d’hommes dont on aime surtout garder une virile mémoire, les origines sociales qui se mêlent. 80 ans plus tard, nous sommes au même endroit, plongeant dans l’histoire de l’Entraînement Mental. Aïala nous guide à travers l’Histoire, nous raconte les équipes volantes qui venaient à 3-4 apporter histoires, poèmes et temps d’entraînement de la pensée, pour redonner le souffle. Me revient nos premiers échanges avec Déborah et Magda, lors de notre première venue au Mémorial, quand nous avions imaginé les veillées poétiques parsemant cette marche comme un écho à ces équipes volantes. Les actes s’habitent et se vivent différemment selon les lieux où ils s’incarnent. Ce que nous partageons cet après-midi dans la clairière ensoleillée du C6 est puissamment simple. Chaque mot lu, nous racontant l’histoire de ces équipes volantes en entraînement mental, offre l’épaisseur au moment.
Lorsque nous repartons vers notre refuge du soir, nos pas sont chargés de l’histoire de ces lieux et portés par le souffle poétique des résistants. La forêt est traversée par la lumière rasante du soir, l’air est doux, notre caravane silencieuse, le plateau parsemé de fleurs printanières. Ici, il n’y a que l’eau des sources qui manque. Lorsque nous arrivons aux abords de la cabane de Crobache, surgissent Bettina et Ava galopant en liberté. Ateba accélère le pas, avançant droit vers Ava. Le jeune âne colle son museau contre celui de la jument. Ils se reniflent comme on se reconnaît. Les jours de marche ont commencé à enlever quelques unes de nos couches sociales. Sous la fourrure, la vulnérabilité de nos êtres affleure peu à peu. Le feu brûle dans le poêle. Quelques étoiles s’allument derrière le ciel couvert de nuages. La nuit est douce. Il fait bon dormir dehors, la toile de tente laissant les rumeurs nocturnes s’immiscer dans nos rêves.