Dimanche 30 mai 2021 / Saou
En randonnée, il est coutumier de dire que le plus dur, c’est la montée. Cela fait maintenant tout juste une semaine que nous sommes redescendues. Chaque jour qui passe, je me dis que vraiment le plus dur, c’est la descente. Je ne parle pas des muscles des cuisses qui se tendent, ni des genoux qui saturent à l’absorption, ni de la cheville qui tire à l’endroit de l’ancienne entorse, ni des pierres qui roulent sous les pieds et m’entraînent dans la pente. Je parle de la nostalgie des hauteurs et du silence de l‘air, de l’horizon qui se rétrécit pas à pas, du corps qui prend la mesure de sa pesanteur, des bruits qui rappellent l’accélération du temps, celui de la civilisation.
Je connaissais déjà ces sensations. Mais dans mon corps ces jours-ci, l’empreinte de la vastitude m’étreint comme un appel. Vastitude, ce mot qui parle de temps autant que d’espace.
Mercredi, j’ai imprimé une pause dans la course des choses à faire. J’ai levé le pouce et je suis arrivée en stop à Saillans, comme une fleur. Depuis le pont, je les ai vus sur les rives de la Drôme : Ava, Bettina et Lutin, broutant tranquillement, comme une invitation à être. Ils avaient passé la nuit là et les yeux des promeneurs s’écarquillaient à les voir ici. A la table de pic nic, Juliette me raconte les derniers jours de marche depuis notre départ de Saint Martin. C’était dimanche 23 mai, le jour où les enfants de Graines d’éleveurs sont allés sur le Vercors pour le lâcher de deux Gypaètes barbus. Nous quittions le Vercors au moment où ils y arrivaient. Pendant ce temps, à la Chapelle, Juliette a croisé Jane, Etienne, Leïna et leurs ânesses. En seulement trois jours, ils ont fait Saint Martin-Saillans. Aujourd’hui, c’est la dernière étape : Saillans-Saou. Clarisse nous a rejoint et nous nous réjouissons de faire ce chemin familier de nos vallées autrement qu’au volant de nos voitures. Quant aux ânes de Stéphane, ils sont arrivés à Marignac hier soir. La parenthèse de la Transhumance Arborer va se clore ce mercredi.
A marcher à côté des juments et de l’âne, les espaces s’ouvrent. Dans la hêtraie, leur passage entre les troncs enluminés éveille l’espace du merveilleux, sur les balcons de la Drôme, je retrouve l’horizon. Nous nous sommes perdues, un peu, pour mieux nous retrouver et saluer Déborah à son balcon. Sur la route du pas de Lauzun, assise sur Bettina, j’ai vu le gouffre s’enfoncer jusqu’à la rivière. Vertige. Ici et là, il y a eu des sources encore vives pour étancher nos soifs. Ici et là, des sentiers nous dérobant à la route, glissant à nouveau dans le calme de la forêt. A l’arrivée, de l’or sur la roche et des coquelicots rougissant les champs.
Encore, remonter encore. Retourner là haut pour prendre quelques gorgées de ciel.
Quelques jours plus tard je suis à Marignac. Dans le champ à côté, Julos, Ateba et Grimone mangent bruyamment. J’aime entendre leurs ruminations brutes répondant au crépitement du feu qui réchauffe nos corps. Le chant de la huppe fasciée résonne dans la nuit. Elle répond à nos voix de femmes. Les violons dansent avec les étincelles. Je m’endors sous les étoiles et me réveille face au glandasse. Après une averse, nous nous mettons en route vers le col de la Croix. Mes pieds savourent les retrouvailles avec la marche, l’horizon se dégage au fur et à mesure que nous nous approchons du Bec pointu. Au milieu des hêtres, nous nous allongeons, le temps d’un bain dans les chants d’oiseaux. Ce froufrou charmant, est-ce un merle noir, une pie bavarde ou un rossignol ? Les enfants de Sainte Croix sauraient nous répondre, eux qui ont rendez-vous tous les matins avec les chants d’oiseaux.
Au sortir de la forêt, je m’assoie au pied des gentianes bleues. Elles se sont habillées du même indigo que mon chèche. Un peu plus loin, les grandes dames blanches s’étirent vers le ciel comme nous en haut du Bec pointu. Le glandasse, le grand Veymont, Font d’Urle, Ambel, la tête de la dame, le crocodile de Plan de Baix. Je prends ma dose de 360°. Au retour, les asphodèles blancs nous attendent. En les regardant, je pense à cet immense parc du Vercors. Il est comme cette grappe de fleurs en devenir. Quelques fleurs ouvertes dans toute leur splendeur et encore tant de merveilles à découvrir. Les fleurs bordent ma descente : aphyllantes de Montpellier, vulnéraires et bleuets des montagnes, orchis brûlé. Elles m’accompagnent jusqu’en bas. Dans la vivacité de leurs couleurs, dans la délicatesse de leurs textures, dans la variété de leurs formes, elles incarnent la vastitude des hauteurs. Elles montrent l’art de tisser des ponts entre le ciel et la terre.
En arrivant à la maison, un pic épeiche nous devance de son vol en rebonds. Il se pose sur le tronc d’un arbre et me lance un coup d’œil. Noir, blanc et rouge. Les couleurs qui accompagnent la naissance, l’amour et la mort à travers le monde et ses cultures.
Stéfanie